Kemen se tenait sur le seuil de son temple, il dardait vers l'horizon son regard perçant comme dans l'attente d'un nouvel ennemi. Il restait souvent ainsi, les poings collés sur ses hanches, les jambes écartées en signe de défi. Kemen observait ce qui se passait en contrebas, tout était normal : Marine continuait à entraîner Jabu et Shaina faisait de même pour Kiki. Son regard fit le tour de l'île sacrée puis s'arrêta sur un groupe d'hommes aux armures peu étincelantes. Kemen les reconnut assez vite comme étant les condisciples de Jabu, les minor bronze saints. Que faisaient-ils exactement ces caricatures de chevaliers ? La réponse lui vint tout de suite, évidente : ils montaient la garde, en effet depuis l'offensive d'Hadès presque tous les gardes du sanctuaire que dirigeait autrefois Phaéton avaient péri obligeant ainsi les bronze mineurs à tenir un rôle qui était en dessous de leurs compétences, encore que…
Parmi ce groupe pathétique le regard de Kemen se fixa sur un homme d'une stature gigantesque, il avait les bras croisés et le regardait fixement en signe de défi. Il s'agissait de Géki, le chevalier de l'Ours. Kemen songea avec amusement que c'était cet homme qui l'avait accueilli pour la première fois au sanctuaire, il avait refusé de le laisser passer sous prétexte que son cosmos irradiait l'agressivité, il avait failli le payer de sa vie. Et maintenant cet agaçant chevalier de bronze le toisait d'un air de défi. Kemen accepta le défi, les deux hommes se toisèrent un moment, Kemen fut le premier à perdre son sang-froid, il serra les dents et porta machinalement sa main droite à son côté y cherchant une navaja invisible. Plus loin Géki sourit. Kemen lui tourna le dos, il connaissait la signification de ce sourire, il voulait dire : « un assassin reste un assassin » et de fait le réflexe qu'il avait eu était celui d'un tueur professionnel et non d'un chevalier. Quand il agissait ainsi, Géki lui faisait vraiment penser à Aldébaran. Kemen se retourna furieux et intensifiant son cosmos il fit trembler le sol au point où Géki se tenait, celui-ci déséquilibré et gêné par ses bras croisés tomba à la renverse.
Kemen sourit en voyant la haine dans les yeux du chevalier de bronze, il était plus facile de détester quelqu'un lorsque c'était réciproque… Pourtant il n'était pas content de lui : avoir à utiliser son cosmos pour faire plier un simple chevalier de bronze était déshonorant pour un rejeton de la famille d'Albe. Des scènes désagréables de son enfance et de son adolescence passaient devant ses yeux. Il secoua la tête pour s'en débarrasser et s'en retourna vers la maison du Taureau mais au moment d'en grimper les marches il sentit la chaleur augmenter en dessous de ses sandales, la terre devenait brûlante. Il porta la main au sable qui tapissait le sol, en prit une poignée et la porta à sa langue. Ce goût amer et brûlant il le reconnaissait, c'était celui du sable des arènes de Séville qu'il sentait autour de lui lorsque pour tous les spectateurs il était el Kemen. Il ferma les yeux et un bruit lui vint aux oreilles, celui des ovations de la foule qui criait pour exciter le taureau mais à ce moment un autre goût lui monta à la bouche : le goût écœurant du sang, mais pas celui du taureau, celui d'un petit homme qui le suppliait de l'épargner.
Kemen secoua à nouveau la tête, cette époque de sa vie était loin derrière lui maintenant, à quoi bon revenir là-dessus ? Il s'avança vers le temple du Taureau, en escalada les marches mais au moment d'y pénétrer une lumière aveuglante le força à se protéger les yeux de son bras.
La forme qui se tenait devant lui était massive, brillante et … vivante.
C'était l'armure du Taureau.
Kemen hocha la tête, cette fois-ci il n'y échapperait pas.
- Très bien Aldébaran, que veux-tu me montrer ?
Kemen sentit sa main se crisper à son côté lui rappelant ce stigmate horrible que depuis longtemps il tentait d'oublier.
***
A la différence de bon nombre de chevaliers qui, à les entendre n'ont jamais vu le visage de leurs parents et ont passé toute leur enfance dans la misère, moi Kemen suis issu de l'une des plus anciennes lignées d'Espagne, celle des Albe, qui a entre autres donné une impératrice à la France en la personne d'Eugénie de Montijo.
Dès mon enfance j'ai été entouré des plus grands soins en prévision de la haute destinée qui m'attendait. Très tôt j'ai été habitué au respect et dans Séville ma ville natale, il se trouvait encore de vieux royalistes pour venir me baiser la main quand j'entrais à l'église. J'ai ainsi passé mon enfance dans un cadre que m'enviaient de nombreux enfants.
Pourtant je n'étais pas tout à fait heureux.
Certes j'étais autant entouré qu'il était possible de l'être à mon âge mais je n'ai pas le souvenir d'avoir connu l'amour que n'importe quel gosse de mon âge qui traînait dans des banlieues délabrées aurait été en droit d'attendre.
En fait je voyais très peu mes parents, toujours occupés par leurs affaires à Madrid, toujours à recevoir des personnes de noble condition.
Les rares fois où je les voyais c'était pour être exhibé aux yeux de leurs invités et même à ce moment je n'ai jamais entendu mon père m'appeler autrement que « monsieur mon fils ». Je n'en voulais pas à mes parents de leur comportement bien qu'il fût en totale rupture avec l'évolution des mœurs en Espagne.
Mon plaisir je le trouvais dans les activités purement physiques : déjà tout petit j'avais une grande admiration pour les toreros et leurs prouesses, cette passion alla en s'accentuant. Aussi pendant les moments où on ne me surveillait pas, c'est-à-dire à l'heure de la sieste, je descendais dans l'une de ces petites arènes privées que certains nobles andalous réservent encore pour leurs invités, je bataillais avec de jeunes veaux et essayais de parer leurs assauts. Très vite j'acquis une force physique assez remarquable, ce qui même dans la noblesse est un critère de beauté. Finalement je passai mon enfance dans une relative insouciance, me souciant peu de mes parents et de leurs projets pour moi.
Mais un jour ma vie bascula. Je devais avoir à peu près 12 ans, ce jour-là mon père vint interrompre ma leçon de latin pour le plus grand bonheur de mon précepteur qui semblait s'ennuyer au moins autant que moi :
- Déclinez-moi le verbe videre monsieur.
- Je ne m'en souviens plus.
- Ce n'est pas grave, comme ça on aura terminé plus vite.
La fin de la leçon approchait (c'est fou ce que ça peut aller vite quand l'élève n'a rien à dire et que le professeur en est satisfait) quand mon père entra sans frapper.
Mon précepteur se retourna et voyant de qui il s'agissait se leva d'un bond et fit une révérence. Mon père lui fit signe de se relever.
- Alors, mon fils fait-il des progrès ?
Mon professeur retint à grand peine le rire qui lui venait puis prenant son air le plus sérieux il tendit à mon père le cahier d'exercices corrigés qu'il avait lui-même préparés.
- Monsieur le duc, vous ne pouvez savoir combien je suis fier des progrès de votre fils, il connaît ses déclinaisons latines par cœur et voyez l'heure qu'il est, la leçon a à peine commencée qu'il a déjà fini ses exercices.
Mon père jeta un rapide coup d'œil au cahier puis après l'avoir rendu à mon professeur qui s'inclina de nouveau il se tourna vers moi bien qu'il s'adressât à mon professeur.
- C'est bien, vous pouvez prendre votre après-midi don Alonso.
Mon professeur se retira et, se peut parce qu'il avait deviné ce que mon père avait à me dire je l'entendis pousser une exclamation de joie en sortant du hall. Mon père se tourna vers moi.
- Bien, tu as douze ans maintenant et je pense qu'il est temps que je fasse pour toi ce que mon père a fait pour moi.
Le tutoiement était de coutume dans la noblesse au sein des familles mais dans la mienne cela ne pouvait qu'augurer une intense émotion. Je parvins quand même à soutenir le regard de mon père et lui répondit.
- Oui monsieur.
Je tremblais intérieurement en devinant de quoi il s'agissait.
- J'ai décidé de t'envoyer à l'Opus Dei.
Je ne pus retenir un frisson, ce que mon père dit alors je ne m'en souviens plus et cela n'a guère d'importance, je ne savais que trop bien de quoi il s'agissait. L'Opus Dei (« œuvre de Dieu ») était une congrégation religieuse qui avait acquis une grande influence à l'époque du Franquisme notamment dans le domaine de l'éducation.
Même si au moment où je parle Franco était mort et enterré, l'Opus Dei avait conservé une grande influence dans les écoles privées qui étaient en fait des écoles catholiques dans le sens le plus traditionnel du terme. Y envoyer un fils de la noblesse comme moi c'était en somme l'enfermer dans un couvent jusqu'à ce qu'il ait atteint sa majorité.
Sur le moment je ne trouvai rien à dire, mon père prit cela pour du consentement et en parut heureux, pour la première fois il eut un geste affectueux envers moi :
Il défit un bandeau de couleur rouge qu'il portait perpétuellement en foulard et ma l'accrocha au cou en prononçant ces paroles que je ne compris pas sur le moment :
- Kemen, ce bandeau je le tiens de mon père qui comme tu le sais a combattu dans les rangs nationalistes pendant la guerre civile. Ce bout de tissu te paraît sans doute insignifiant mais il a une histoire. Un jour la place forte qu'il défendait a été prise d'assaut par les Républicains. Mon père fut blessé pendant l'assaut et en tentant d'échapper au carnage il tomba dans un fossé… Il y resta toute une journée à se vider de son sang mais le hasard voulut qu'un homme le découvrît, c'était un républicain, un ennemi…
Mon père fit une pause avant de continuer. Le souvenir d'un Albe dans un fossé à la merci d'un de ces paysans de la milice républicaine lui était sans doute douloureux. Il reprit pourtant.
- En le voyant mon père, ton grand père, vida sur lui sa dernière balle de fusil mais n'y voyant plus très clair à cause de la perte de sang il le manqua. Alors… alors au lieu de lui donner la mort cet homme qui était un ennemi retira son bandeau rouge de volontaire et s'en servit pour faire un garrot à son ennemi. Ce jour-là il lui sauva la vie… Avoir ce bandeau permit à mon père de traverser les lignes ennemies sans encombre. Il n'a jamais revu son sauveur, sans doute a-t-il été tué comme tant d'autres mais à chaque fois que mon père regardait ce bandeau il me disait qu'il était pour lui le symbole de « la preuve de l'être humain ». Maintenant ce bandeau te revient comme héritage car nous ne nous reverrons peut-être pas mais rappelle-toi de ceci : la preuve de l'être humain c'est de ne pas user gratuitement de la violence ! Tant que tu porteras ce bandeau rappelle-toi que la noblesse c'est aussi de savoir tendre une main secourable. Maintenant va et fais honneur au nom que tu portes !
Je confesse avec quelque honte que sur le moment je n'ai pas compris le sens de ces paroles qui étaient assez inhabituelles et surprenantes chez mon père et aujourd'hui encore j'ai du mal à admettre qu'un jour un homme aussi puissant que moi puisse se retrouver à la merci de son ennemi !
Mais je reprends ici le cours de mon histoire car si j'ai gardé ce bandeau je dois dire que les mots de mon père qui y étaient attachés j'avais fini par les oublier avant un certain jour…
Je partis donc pour cette école privée la mort dans l'âme, ma mère voulut m'embrasser au moment de partir mais devant mon regard haineux elle se ravisa.
J'ai passé plusieurs années de ma vie dans cette austère école privée qui jouxtait l'université de Salamanque, ce furent les pires années de ma vie. Au début je tentai de me faire des amis, d'aller vers les autres mais je réalisai assez vite que personne ne m'appréciait, moi un fils de la haute noblesse envoyé là pour se discipliner alors que pour la plupart les pensionnaires avaient des ambitions assez élevées.
Je m'enfermai alors dans ma solitude et ma fierté, ce qui contribua à forger mon caractère. Toutefois j'ai compris assez vite que dans ce lieu, pour survivre, il fallait être soit un assassin soit une victime, mon choix fut vite fait.
Je m'érigeai rapidement en une sorte de caïd dans ce couvent rempli de bêtes à bon dieu initiant mes camarades aux joies du cannabis, martyrisant les plus faibles et faisant enrager mes professeurs en arrivant en cours la clope au bec.
Je ne compte plus depuis longtemps les coups de fouet que j'ai reçus du recteur de l'établissement qui ne cessait de me répéter que le travail était une valeur de Dieu mais je les recevais avec une infinie délectation car je savais que quelles que soient les punitions qu'on m'infligerait je ne serais jamais renvoyé. Pourquoi ? Mais parce que j'étais l'aîné de la famille d'Albe, que le roi Juan Carlos lui-même m'avait tenu sur les fonds baptismaux et surtout parce que l'argent de mon père était nécessaire à cet établissement pour subsister. Pourtant un jour une réflexion du recteur me piqua au vif :
Je me tenais là dans son bureau, en train de fumer un joint bien mérité après la correction qu'il m'avait infligée. Le recteur semblait chercher dans son vocabulaire s'il existait des termes assez orduriers pour me vexer. Finalement il sourit, il avait trouvé.
- Vous vous croyez plus intelligent que tout le monde car malgré vos frasques vous n'êtes pas renvoyé mais laissez-moi vous dire une chose monsieur le futur duc d'Albe…
- Je vous écoute.
- Que ferez-vous une fois que votre père sera mort ? Vous empocherez le pactole et après ? Vous irez le dilapider aux Caraïbes ? Que ferez-vous quand vous aurez fini de salir le nom de votre famille ? Je vais vous le dire : vous ne ferez rien et votre nom restera synonyme de médiocre. Vous n'êtes qu'un bon à rien tout juste bon à finir dans l'ombre de votre père !
Je lâchai mon joint, cette fois il m'avait vraiment blessé. Moi Kemen le caïd vivre dans l'ombre de mon père, cet homme absent qui n'avait jamais eu pour moi d'affection. J'aurais aimé trouver les mots pour lui dire qu'il avait tort, pour lui signifier tout mon mépris mais sur le moment ce fut la violence qui l'emporta.
Je le frappai donc de toutes mes forces d'un direct du gauche sous la gorge. L'homme vola littéralement sur toute la longueur de la pièce et alla s'écraser contre son bureau. Je restai un moment stupéfait par la gravité de ce que je venais de faire. Je lui pris alors le pouls, pour autant que je pouvais en juger il n'en avait plus. Pour moi au moins le doute n'était plus permis je venais de me rendre coupable d'un meurtre !
Je regardai le corps de ma victime, devais-je avoir des remords de l'avoir tué finalement ? Ce vieillard m'avait mené la vie dure pendant des années et plus grave il m'avait humilié moi, Kemen l'héritier de la maison d'Albe et cela il devait le payer. Au fond je regrettais de moins en moins mon geste : si je ne m'étais pas vengé j'aurais ressenti le poids de cette humiliation toute ma vie. Pourtant quelque chose me gênait dans ce que j'avais fait : dans une pareille situation mon père aurait froncé les sourcils et remis cet homme à sa place, moi j'avais choisi la violence… Sans le savoir je venais de comprendre ce qu'était le réflexe de l'assassin.
Revenant à la réalité j'estimai ma situation : je n'avais entendu aucun bruit dans le couloir, les pères qui nous faisaient la classe devaient être occupés à autre chose ou plus probablement ils s'étaient éloignés ne voulant pas être les témoins d'une dispute entre le recteur et moi au cas où mon père viendrait me visiter. Il ne me restait donc plus qu'à reprendre une bonne contenance et sortir de cette pièce comme si de rien n'était. Joignant le geste à la parole je sortis de la pièce en faisant le moins de bruit possible et, m'apercevant de la présence d'un secrétaire dans le couloir j'articulai sans rire avant de fermer la porte.
- Mes respects monsieur le recteur, je vous salue et vous souhaite la bonne soirée.
Je croisai le secrétaire dans le couloir et voyant qu'il se dirigeait vers le bureau du recteur je le pris par le coude, ce qu'il parut prendre comme un grand honneur.
- Monsieur Ignacio, si j'étais vous je n'irais pas déranger le recteur : nous nous sommes compris et il téléphone actuellement à mon père pour l'informer de son contentement à mon égard.
Le secrétaire m'adressa un sourire de connivence qui voulait dire « Puisque vous avez toutes les raisons d'être heureux pensez à partager un peu de ce bonheur avec moi quand votre père viendra vous visiter, un mot élogieux est si vite placé ».
Il s'éloigna, me permettant de reprendre mon souffle.
Je revins alors à ma chambre et pris le temps de réfléchir aux conséquences de mes actes. J'avais tué ou au moins gravement blessé le recteur de mon établissement mais vu ma position sociale on ne pensera pas tout de suite à m'accuser, mais mon père… Et je voyais son regard écrasant de mépris pointé sur moi comme le canon d'un revolver, lui penserait tout de suite à moi, les parents pensent tout de suite que leurs enfants ont fauté lorsqu'ils sont mêlés à une affaire louche. Le mépris, le dédain, les menaces… Tout cela je ne pourrais le supporter !
L'idée me vint alors que c'était peut-être pour moi l'occasion d'un nouveau départ, après tout qu'est-ce qui me rattachait à mon ancienne vie ? Mon milieu ? Je ne l'avais jamais aimé, j'avais toujours abhorré l'hypocrisie de mes rapports avec mes parents. Mes études ? Je venais de tirer un trait dessus de toute façon. Mes amis ? En plusieurs années je ne m'étais fait aucun ami parmi toute cette bande de jeunes embrigadés de l'Opus Dei qu'on appelait parfois la santa mafia.
Non, la seule chose qui me restait à faire c'était de tout quitter pour vivre ma vie pleinement. La seule chose qui me gênait dans tout cela c'était de devoir tirer un trait sur le nom des Albe qui pendant toute mon enfance avait été synonyme de vaillance et de noblesse mais qui pouvait se vanter de commencer une nouvelle vie sans faire quelques sacrifices ?
Je partis donc de l'école avec mon baluchon sur le dos. Une nouvelle vie commença alors pour moi : je travaillai pendant quelques mois pour payer mon voyage de sortie de Salamanque. Par mesure de sécurité je m'éloignai au maximum de l'Andalousie où ma famille avait trop de relations et m'établis au nord de l'Espagne dans le pays Basque.
J'acceptai alors un travail de torero dans une arène de banlieue, je compris alors combien mes petites joutes avec des veaux dans l'arène de ma famille avaient été utiles : en peu de temps je gravis les échelons de ce métier qu'en tant que professionnel j'appellerais « art ».
Ce sentiment de plénitude au moment de pénétrer dans l'arène sous les applaudissements du public je ne l'oublierai jamais. Mais ce que j'aimais le plus dans la corrida c'était le combat lui-même : fixer le taureau dans les yeux, le provoquer, le faire libérer ses instincts primitifs contre moi et au moment où il s'y attendait le moins le percer de ma lame.
Avec la corrida j'avais découvert la beauté de la violence, la beauté de la mise à mort et chaque fois que j'achevais un taureau je pensais à mon père en me disant « regarde ce que ton fils est devenu et cela sans ton aide et sans ton argent ».
A ce moment-là je n'avais pas l'impression de vivre dans l'ombre de mon père, même quelques secondes avant sa mort cet idiot de vieux recteur n'avait pas été fichu de me sortir une phrase prophétique. Ah ! Ce parfum de sang qui maculait mes vêtements où le sable venait se coller, ces vivats tout autour de moi dans une chaleur accablante, je ne m'en lasserai jamais.
A chaque nouvelle représentation, car c'en était bien une pour moi, je stupéfiais le public en avalant une poignée du sable brûlant de l'arène, cela me faisait évidemment souffrir mais c'était ma façon à moi de vivre.
Je plaisais vraiment beaucoup aux spectateurs pour lesquels je devins bientôt « el Kemen » comme dans l'empire romain on appelait parfois le chef « l'imperator ».
Mais les fantômes du passé hantaient encore ma vie : pour des raisons de prudence je refusais catégoriquement que ma photo apparaisse dans les journaux et refusais systématiquement les interviews.
A la longue une telle attitude finit par lasser les journalistes mais encore plus mon imprésario auquel n'échappaient pas mes manières aristocratiques.
Il commença à faire son enquête sur moi et découvrit finalement qui j'étais. Pour son malheur cet imbécile crut pouvoir se servir de cette information contre moi et me menaça de la divulguer si je n'augmentais pas son pourcentage.
Ce jour-là, pour la deuxième fois de ma vie je commis un meurtre mais cette fois ce n'était pas un meurtre vulgaire et bâclé comme celui du recteur, c'était un assassinat dans les règles de l'art : tuer l'homme proprement d'un coup d'épée juste en dessous de la cage thoracique puis disposer à côté de lui ses radios des poumons, achetées très cher à un chirurgien véreux, où il apparaissait clairement qu'il avait un cancer : un ancien torero apprenant qu'il allait mourir se suicide avec son arme de spectacle, c'était parfait. Cette fois j'avais agi pour me protéger et surtout pour éviter que ma famille puisse retrouver ma trace.
Mais ce n'était pas suffisant, ma version des faits n'avait apparemment pas convaincu tout le monde et je fus contacté par un responsable local du terrorisme basque qui me fournit des photos compromettantes de moi sortant de l'appartement de mon impresario le soir du meurtre. Il me proposa en échange de son silence d'entrer à son service comme tueur professionnel, assassin… Evidemment je ne pouvais qu'accepter : c'était çà ou la prison et pire, ma famille.
Je devins donc assassin pour le compte de l'ETA mais aussi de divers usuriers ou banquiers qui voulaient faire des exemples. Je n'ai jamais été un tueur professionnel au sens le plus vulgaire de ce terme, je me qualifierais plutôt de « gentleman assassin » car je mettais toujours un point d'honneur à tuer les gens avec classe. Le revolver n'était pas pour moi une arme noble, je préférais l'épée, cela me rappelait la mise à mort dans la corrida.
Je venais toujours avec deux épées : une pour moi, une pour ma victime. Il s'en trouvait beaucoup qui refusaient le jeu et s'enfuyaient, ceux-là je les rattrapais et leur coupais la carotide et la jugulaire en même temps pour qu'ils ne souffrent pas, toujours est-il que je leur laissais une chance. Avec ceux qui acceptaient le jeu je pouvais prolonger le duel pendant des heures entières jusqu'à ce que percés de partout je leur donne la mort. Agissant ainsi, en donnant une chance à mon adversaire, je ne me considérais pas comme un tueur professionnel mais bien plus comme un noble duelliste comme il en existait autrefois.
J'ai toujours abordé mes victimes de cette façon :
- Monsieur, pouvez-vous faire quelque chose pour moi ?
- Certainement de quoi s'agit-il ?
- Prendre cette épée et mourir monsieur.
Le souvenir du recteur s'était pratiquement effacé de ma mémoire jusqu'à un certain soir où le soleil fut caché par la Lune. Le hasard voulut que ce jour-là un contrat fût placé sur la tête d'un comptable qui devait témoigner contre son employeur, un usurier véreux.
Je me rendis donc chez lui et pus me rendre compte qu'il était absent car, comme me le confirma sa femme de ménage, il était sorti contempler l'éclipse. Cela m'embarrassait vraiment car tuer quelqu'un en lui laissant une chance de se défendre devant autant de témoins qu'il devait y en avoir dans les rues n'était pas chose aisée. Pourtant il fallait que le contrat fût rempli le jour-même car il devait témoigner le lendemain matin. Je devais donc faire ce que je n'avais jamais fait : tuer vite et bien. Je me rendis donc dans la place principale de la ville et ayant par miracle réussi à identifier ma victime m'en approchai. Je décidai de jouer mon va tout.
- Beau spectacle n'est-ce pas ?
L'homme se retourna vers moi, je lui demandai poliment s'il avait du feu et quand la flamme du briquet illumina mon visage il poussa une exclamation de surprise.
- Mais… Mais je ne me trompe pas, vous êtes bien Kemen, le fameux torero, celui qui s'est retiré après le suicide de son impresario !
- Oui c'est bien moi.
L'homme se confondit en compliments sur mes prestations dans l'arène que j'acceptais gracieusement.
Il me demanda alors un autographe comme je m'y attendais. Conscient qu'il me fallait le tuer devant le moins de témoins possibles je l'entraînai dans un coin sombre en prétextant que la foule me gênait. Ce que j'ai fait par la suite restera toujours gravé dans ma mémoire.
Nous étions dans une ruelle sombre et je me préparais à tendre à l'homme l'épée que j'avais préparée pour lui. Mais à ce moment, tandis qu'il me tendait un magazine pour que j'y appose mon paraphe, je vis une occasion inespérée de terminer mon travail vite : percer le magazine de mon épée du bas vers le haut et l'atteindre à la base du cou, là où l'âme s'échappe le plus facilement du corps.
Je me souviens encore de son sourire béat une seconde avant qu'il ne s'aperçoive que des gouttes de sang maculaient son magazine.
Dans ses yeux je vis toute l'incompréhension d'un homme qui meurt sans savoir pourquoi.
En s'écroulant il s'agrippa au col de mon habit et me regarda droit dans les yeux.
Son regard avait changé : il ne traduisait plus l'incompréhension mais la haine, mais aussi un mépris insondable pour moi. Il se servit de l'appui que je lui fournissais pour se relever jusqu'à arriver à ma hauteur et à ce moment me cracha au visage. Son crachat me toucha plus durement que ne l'aurait fait une corne de taureau car ce que j'avais cherché toute ma vie c'était le respect voire l'amitié des autres et à ce moment j'avais devant mes yeux un homme qui une seconde auparavant m'idolâtrait dont le regard traduisait un mépris que je n'avais jamais senti peser sur moi depuis le recteur de mon établissement.
En s'écroulant il lâcha un mot que je n'oublierai jamais :
"Sale… assas… assassin !"
Je lâchai alors mon épée et regardai mes mains tachées de sang : pour la première fois j'étais allé à l'encontre de mes principes en privilégiant l'efficacité sur l'honneur.
J'avais agi par réflexe… le réflexe d'un assassin !
Le même réflexe que j'avais eu en tuant ma première victime, ce réflexe infâme que je tentais d'oublier depuis des années.
Je regardai cette magnifique éclipse dans le ciel, la Lune commençait à décliner. Pour moi le doute n'était plus permis : j'avais brisé l'harmonie de ce moment magique en prenant une vie. Ce que j'ai fait ensuite je ne m'en souviens plus très bien, il me semble que j'ai couru des heures dans la ville cherchant un trou de souris assez grand pour m'y cacher.
Ma course effrénée s'acheva dans une arène, j'y assistai sans vraiment regarder à quelques combats minables au cours desquels des toreros de seconde zone se faisaient amocher par un monstre à cornes surnommé « el carnicero », le boucher. Finalement, écœuré de tant de médiocrité je suis descendu dans l'arène moi-même alors que tous étaient partis. Je me suis confronté à des taureaux furieux que j'avais moi-même lâchés leur offrant ma poitrine pour expier mes crimes.
J'ai subi tous leurs assauts furieux, senti leurs cornes briser mes côtes, transpercer ma chair mais la mort ne semblait pas vouloir venir. Je me suis effondré sur le sol, baignant dans mon sang. Un taureau fonçait sur moi, cornes en avant, c'en était fini de l'héritier des Albes, un pauvre idiot qui n'avait réussi qu'à se couvrir de sang. Je fermai les yeux en attendant la mort, au lieu des sabots du Taureau je sentis un contact brûlant contre mon torse, mon visage et toutes les parties de mon corps qui touchaient le sol sableux. Une voix dans ma tête.
- Kemen, quoique tu aies fait tu ne dois pas gaspiller ta vie en pure perte alors que tu peux encore tant. Le Taureau parmi les 88 constellations symbolise la puissance de la Terre, fais-la tienne et tu connaîtras le cosmos, alors toutes les pièces de ta vie s'emboîteront.
- Mais enfin qui êtes-vous et de quoi parlez-vous ?
- Je suis le passé et je te parle de ton avenir Kemen d'Albe ! Qu'as-tu donc à perdre à m'écouter ?
- Laisse-moi tranquille ! Je ne veux pas de ton aide ! Je suis l'héritier des Albes, j'ai l'honneur de ma mort !
- Pauvre imbécile ! C'est le même sang qui coule dans nos veines ! Tout homme si puisant soit-il doit s'en remettre à un autre un jour au moins ! Accepte l'aide que je t'offre, accepte d'échanger le réflexe de l'assassin pour le réflexe de l'humanité !
"Le réflexe de l'humanité"…
C'est ce réflexe qu'avait u un combattant ennemi pour mon grand-père lorsqu'il avait pansé ses blessures… La preuve de l'humanité c'était de tendre une main secourable mais aussi de l'accepter. Pour la première fois de ma vie j'avais envie d'accepter la main qu'on me tendait. Le bandeau de mon grand père apparut comme par miracle dans ma main… Je le serrai avec toute la force dont j'étais capable. Je puisai dans ce souvenir, celui des paroles de mon père, la force de me relever. J'étreignis le sable dans ma main essayant d'y canaliser toute ma haine pour ce que j'étais ! Je rouvris la main et constatai que le sable ne s'y trouvait plus, laissant la place à une brûlure !
La chaleur me quitta, je réalisai que cette chaleur venait de la Terre elle-même. J'entendais le choc des sabots du taureau contre le sol mais il arrivait lentement comme au ralenti. Je me relevai alors et fixai le monstre à cornes qui se préparait à m'écraser, cet animal avait tout : la puissance, la beauté… Comment pourrais-je trouver la force de le tuer ?
Le taureau n'arrêta pas sa charge et sa corne me perça la main. Je me sentis défaillir en même temps que le choc disloquait mon corps. Le taureau lâcha prise comme le font tous les animaux sauvages lorsqu'ils veulent prendre leur élan pour porter le coup de grâce à une proie blessée. De ses sabots il soulevait le sable de l'arène.
Je pris mon bandeau et l'ajustai à mon front, au moins je mourrais en tant qu'héritier de la maison d'Albe ! Je regardai la brûlure sur la paume de ma main. Qu s'était-il passé ? Comment avais-je pu produire une telle chaleur ? Je tombai à genoux et promenai mes mains sur ce sable que j'aimais tant sentir brûler tout mon corps. Le sable, la terre… C'étaient ces deux éléments qui m'avaient toujours apporté leur force. Je concentrai ma haine de ce réflexe ignoble que je voulais oublier sur cette terre si chaude et alors le même phénomène se reproduisit : le sable devint brûlant et la douleur dans mon corps augmentait de plus en plus mais je sentais qu'il le fallait : que c'était par la Terre que je parviendrais à brûler ce poison qui coulait dans mes veines ! Le sable qui enduisait mon corps se mit à brûler de plus belle formant autour de moi une aura brûlante. La chaleur augmenta de manière effrayante autour de moi et dans mon corps c'étai comme si toutes mes cellules étaient réduites en vapeur ! Je me relevai alors et sourit : la chaleur de la Terre venait de tuer en moi tout ce que j'étais auparavant et de m'accorder une nouvelle vie.
Je hurlai alors : « De sable et de sang voilà de quoi je suis fait ! »
Toute la chaleur accumulée sortit alors de mon corps par tous les pores de ma peau et forma une aura dorée autour de moi. Je venais d'entrevoir le cosmos et ses infinis possibilités : donner une seconde vie !
Le taureau choisit ce moment pour m'attaquer pourtant je suis sûr que cette bête avait peur, elle savait qu'en m'attaquant elle ne trouverait que la mort et pourtant elle l'avait fait. Le bruit de ses sabots heurtant le sol me parvint en atténué, je n'esquissai aucun geste, laissant ma tête pendre contre mon torse. Puis soudain je sortis de ma léthargie, mon regard était celui d'un dément quand je fis exploser mon cosmos.
Toute l'arène fut balayée par un courant chaud et brûlant qui forma un tourbillon de sable autour de moi. Au travers de cette tempête je portai un coup d'une violence inouïe au taureau qui se trouvait devant moi, son sang éclaboussant mes vêtements et mon visage. J'intensifia encore plus mon cosmos et la tempête de sable que j'avais créée fit se disloquer l'arène comme un château de cartes, et tous les coups que je portais contre les murs de cette arène c'était comme si je les portais contre mon ancienne vie et tous ces fantômes qui n'avaient cessé de me hanter. Ma folie dévastatrice ne cessa que lorsque le souffle me manqua et que tout autour de moi n'était plus que sable et sang. Je me relevai alors et quittai ces ruines qui me faisaient penser à me vie d'antan.
En déambulant dans les rues de la ville je croisai un homme qui me reconnut pour l'ancien torero que j'étais et coupant aux compliments qu'il allait énoncer je lui dis :
"Je ne suis que Kemen, un ex-assassin qui n'a plus le droit de chercher la mort."
Je gage que cet homme dut me trouver stupide en cet instant, il devait penser que je m'étais converti à l'anti-tauromachie mais je m'en fichais, tout ce qui comptait à mes yeux c'était de perdre cet ignoble réflexe qui était celui des assassins.
Je partis alors pour la Grèce, guidé en cela par le cosmos si chaud qui m'avait sauvé dans l'arène. Au moment de partir pour la Grèce j'embrassai une dernière fois le sol brûlant de ma mère patrie.
***
Temple du Taureau :
Kemen était dans la maison du Taureau, un genou à terre, il regardait toujours son armure. Finalement il sortit de sa léthargie et se décida à se relever.
- Merci Aldébaran de m'avoir sauvé ce jour-là. Hum parviendrai-je un jour à me mettre en paix avec mon passé ?
Kemen regarda l'armure du Taureau et sourit comme s'il avait reçu une réponse qu'il était le seul à pouvoir entendre.
- Tu as raison à nouveau. Kemen d'Albe et Kemen le torero sont morts. Il ne reste aujourd'hui plus que Kemen du Taureau qui cherche à faire la paix avec Kemen l'assassin.
Kemen s'éloigna dans l'ombre de son temple mais avant d'être totalement recouvert par l'obscurité il murmura.
- Hum, peut-être devrais-je songer à m'excuser auprès de Géki… Nous verrons cela quand il sera plus puissant. Il ne s'agirait pas qu'il n'ait plus peur de moi quand même.
Kemen éclata d'un rire cruel mais il cessa très peu de temps après lorsqu'il sentit une démangeaison à sa main droite. Il porta alors la main à son bandeau, un jour il le découvrirait ce fameux réflexe qui était la preuve de l'être humain.
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